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Val en poésie
14 janvier 2023

Une seule goutte de leur sang par Véronique Liégard, 3ème prix

2022 - concours 3ème prix stones-2040340_960_720

 

Elsa fit quelques pas dans le jardin et le souffle court, s’adossa au tronc du peuplier. Une douleur violente irradia son bras gauche et son front se couvrit d’une pellicule de sueur. Oppressée, elle se laissa glisser le long du fût de l’arbre. De tous ceux qui peuplaient le jardin, il avait toujours été son préféré. Quand Jonathan et elle avaient acheté la maison voilà près d’un demi-siècle, il lui avait dit, en le désignant depuis la fenêtre de leur future chambre : « Regarde celui-là : avec sa silhouette fuselée et sa chevelure dorée, il a ta grâce. » Ils étaient si jeunes alors, Jonathan, le peuplier et elle ! songea-t-elle, une main crispée sur sa poitrine. Elle était à présent assise au pied de l’arbre, la nuque soutenue par son tronc. Pareille à une fleur, sa jupe claire évasait ses plis sur l’herbe tendre comme lorsqu’elle avait vingt ans. Mais son visage zébré de craquelures ressemblait à une poterie ancienne et la peau fine de son cou à de la soie froissée. Son mari Jonathan était au cimetière depuis onze ans déjà, leur fils Gabriel vivait depuis longtemps à l’autre bout du monde… Le peuplier, lui, était toujours là, indifférent à la fuite des jours. Le temps n’existe que pour nous, les humains qui l’avons inventé et qui nous soumettons à sa loi, médita Elsa. Et pourtant… Un sourire rêveur étira soudain ses lèvres. Comme c’est curieux… se dit-elle. Certains instants fugitifs d’une vie ont la faculté de se dilater pour occuper un espace immense avec la merveilleuse plasticité de l’eau dont on dit qu’elle a une mémoire.

Son regard se perd au loin, elle est sur un lac, un après-midi d’automne…

au milieu d’une bande d'adolescents en balade à bord de barques de bois fouettées de couleurs vives. Le tour du lac s'achève, ils tirent de plus en plus mollement sur les rames. La fin de la journée les enveloppe d'or liquide dont la chaleur glisse en ondes voluptueuses sur leur peau. Elle tourne la tête et croise les yeux gris-vert d’Elaine assise à ses côtés sur le banc de nage de leur canot. Elle lui offre un sourire radieux qui, en une seconde, illumine son visage comme une promesse, un don à leur amitié naissante de filles de treize ans. L'eau paisible du lac frémit d'étincelles. Le ciel pâlit en fine gaze d'or et sur les pins, au bord de l'eau, tremblent des reflets bleutés. Dans l'air du soir, autour d’elles, des rires éclatent en gouttes de lumière. Elles sont au cœur d'une explosion scintillante, d'un pétillement impressionniste. Renoir les tient au bout de son pinceau. Et soudain elle lui tombe dessus, cette sensation de bonheur absolu et absurde que rien en elle, à ce moment précis, n'a appelée. Elle l’envahit par surprise, la submerge, l'investit, la comble de pure plénitude. Elle sait qu’elle a rejoint, l'espace d'un éclair, une perfection indépassable dont l'écho résonnera en elle jusqu'au jour de sa mort. Elle comprend, à un âge encore tendre, que la prescience de son impossible retour est un élément même de cette perfection.

 

Elle chassa d’un geste machinal la mouche qui tournicotait autour d’elle. Elaine et sa famille avaient déménagé deux semaines après leur balade enchantée sur le lac. Le trimestre suivant, elles avaient échangé des messages à un rythme qui s’était peu à peu ralenti. Leur lien encore fragile avaient fini par se dissoudre comme la rosée s’évapore au soleil d’un nouveau matin. Elles ne s’étaient jamais revues. Les liens du sang peuvent-ils se désagréger aussi facilement ? se demanda Elsa avec tristesse. Son fils unique Gabriel, son Gaby bien-aimé, avait fui au Brésil la fille qui lui avait brisé le cœur. Les quelques semaines que devaient durer son séjour s’étaient changées en mois, puis en années. Aujourd’hui, il était à la tête d’une florissante entreprise d’import-export à Rio, voyageait sans cesse et enchaînait les aventures sans lendemain. Bien sûr, ils se parlaient de loin en loin par écran interposé, mais il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait pas embrassé ! Était-il heureux, au moins, son ancien petit garçon devenu un homme qu’elle connaissait si peu ? En un éclair, elle le revoit à quinze ans…

attablé à la terrasse d’un café en compagnie de copains de son âge. Elle l’a aperçu par hasard en faisant une course dans le quartier de son lycée et s’est arrêtée net pour le manger des yeux. Avec son visage d’ange, sa tignasse dorée et ses yeux d’eau salée, il brille dans le soleil. Soudain, il éclate de rire, tête renversée vers le ciel, À cette seconde il est si merveilleux qu’elle manque d’en pleurer, plantée au coin d’une rue, son cabas à la main. Elle sent qu’il a rejoint le sommet qu’on n’effleure qu’une fois dans sa vie, cette perfection inconsciente d’elle-même, en équilibre au bord de la chute. Elle voudrait courir vers lui, le prendre par le cou, appuyer tendrement sa tête sur son épaule. Elle voudrait le baigner de son amour, le bercer contre sa poitrine et le consoler de tout ce qu’il n’a pas encore vécu et qui va l’abîmer sans recours. Mais elle ne peut rien faire de tout ça, ses copains la prendraient pour une folle et il lui en voudrait à mort de l’avoir ridiculisé devant eux. Alors elle baisse le front et elle s’éloigne sans qu’il ait remarqué sa présence.

 

La main gauche d’Elsa se crispa sur sa poitrine et une grimace de souffrance déforma brusquement ses traits. La douleur dans son bras irradiait maintenant jusqu’à ses mâchoires. Du bout des doigts, elle essuya la sueur qui poissait son front. Respira profondément. An bout d’un moment, la douleur reflua légèrement et elle parvint de nouveau à penser. Elle n’avait pas su protéger Gabriel, son fils chéri, du chagrin d’amour dont il n’avait jamais guéri. Elle n’avait pas pu empêcher son cher époux Jonathan d’être emporté par un cancer et quand la vie l’avait quitté, c’est la sienne qu’elle avait cru finie. Puis un miracle s’était produit et Luc était apparu. Si brièvement, hélas ! Mais sa mémoire avait conservé le souvenir de leur première étreinte, telle une image figée hors du temps. Il lui suffit de fermer les yeux pour se retrouver sur ce pont…

Rien de bucolique dans cette structure de béton qui enjambe un fleuve aux eaux sales. On devine qu’un grondement continu s’en élève, né de la circulation incessante. Les gifles brutales du vent sont sans doute impuissantes à dissiper les effluves des gaz d’échappement. Un univers dur, suintant de mélancolie. Le ciel étire au-dessus de lui une étole grise gonflée de larmes. Au milieu du pont, un homme et une femme échangent un baiser passionné. Ils s’étreignent, insoucieux de l’averse. Le parapluie bleu de la femme épanouit sa corolle inutile, prêt à s’envoler au-dessus du parapet. Elle semble prête à le laisser échapper au bout de son bras tendu de biais : il la gêne pour enlacer son compagnon. Elle devait le tenir sagement à l’aplomb de sa tête ou incliné en bouclier pour contrer les rafales quand l’homme l’a attirée à lui. Surprise, elle a pivoté, s’est accrochée du bras gauche à son cou, le droit embarrassé d’un appendice qui l’empêche de parfaire son geste. Ils se boivent à longs traits, se désaltèrent l’un de l’autre. C’est peut-être leur premier baiser. C’est sans doute leur dernier amour. Le vent âpre s’enroule autour d’eux en tourbillons, les garrote de liens invisibles, les soude encore plus étroitement. Il peigne avec sauvagerie les cheveux gris de l’homme, les cheveux gris-blonds de la femme. Ils ont le même âge, ils ont seize ans, ils en ont soixante. Leurs cœurs fatigués arrachent à la mort un éclat enchanté de jeunesse. Une seule goutte de leur sang contient tous les poèmes.

 

Pourquoi le destin s’était-il montré aussi pervers ? Il avait fait mine de lui offrir un dernier cadeau, mais au bout du compte, il était empoisonné. Luc était marié à une femme invalide qu’il ne se sentait pas le droit de quitter. Leur histoire s’était achevée avant même d’avoir vraiment commencé. Elsa poussa un soupir et remarqua avec surprise à quel point la lumière avait décliné. Il faisait grand jour quand elle était sortie dans le jardin, comment le soir était-il tombé aussi vite ? À présent, elle était environnée d’ombres. Au fond, ce n’était pas plus mal. Elle avait tellement sommeil, tout à coup… La douleur s’était retirée d’elle comme une vague. Hormis ce poids sur la poitrine, elle se sentait presque bien.

Elle referma les yeux. Elle voulait dormir, juste dormir, bercée par ses rêves. Une expression apaisée se répandit sur ses traits à l’évocation d’un autre soir. C’était pendant son premier grand voyage, offert par ses parents après sa réussite au bac. Une parenthèse magique, un moment suspendu qu’elle avait gardé toute sa vie enfermé dans son cœur tel un précieux bijou. Oui, oui, c’est bien elle…

cette silhouette esquissée au bord d’un étang de Chine, près de grottes en croissants de lune où rêvent des bouddhas. À l’Ouest, le ciel s’oxyde de mauve. Un buffle se baigne longuement dans l’étang, éveillant d’étincelles son miroir assoupi. Un paysan à la coiffe conique attend sans impatience le bon plaisir de l’animal en s’éventant d’un poignet inlassable. Dans la moiteur épaisse du soir, la scène scintille de fraîcheur.

Elle, assise immobile, appartient à la substance du tableau. Elle est le buffle, elle est la pierre, elle est le nénuphar, elle est la lumière qui allonge ses ombres d’or. Elle est le ciel où passent des nuages changeants qui glissent sur la pensive éternité de l’eau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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