Il traversa la lande marécageuse au-dessus de laquelle flottait une lourde brume que le vent effilochait à grand peine. Une mauvaise buée. Le Maubuée. Décidément. Là, vivait et grouillait tout un monde rampant et vibrionnant. Encore une fois, il regarda la rivière qui, à cet endroit juste avant le pont, offrait au regard des nuages gris dans le miroir de ses eaux, singulièrement calmes dans cette anse paisible. Une fois encore, il se souvint des recommandations du vieux sage : « Tu comptes sept pas à partir du passage puis tu cherches une grosse pierre dans la maçonnerie du soutènement. Là, tu la verras. Elle est différente des autres… »

Il s’engagea résolument sous l’arche du pont de Vaires, avança de sept pas et regarda attentivement.

Soudain, quelque chose attira son regard : une masse plus claire au contour indistinct. « C’est elle ! pensa-t-il aussitôt avec une intuition soudaine.» D’une main hésitante, il exerça une pression sur la pierre qui pivota, dégageant une ouverture. Au prix de quelques contorsions, il se faufila dans la gueule ouverte, sous l’emprise d’un sentiment fait de curiosité et d’appréhension.

Un remugle l'assaillit soudain. Quel étrange endroit ! Il lui sembla être entré dans quelque antichambre des enfers. Puis, peu à peu, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et bientôt il distingua des ombres. Puis des silhouettes qui s'affairaient, au bord d’un fleuve aux eaux noires d’où s’échappaient des vapeurs méphitiques.

Les quarante filles de Matrona, dont le vieux sage lui avait parlé. Elles étaient retenues là, prisonnières de la Vouivre, dans ce monde souterrain qui était l’exact contre-point du monde d’en haut, condamnées à chanter de leur voix profonde les chagrins de leur cœur et à emplir de leurs larmes ces eaux stagnantes. Elles étaient belles, enveloppées seulement de leur chevelure fluviatile, d’herbes et de coquillages.

Il resta un long moment, caché dans les ombres de la caverne qu’il fouillait du regard. Il savait que, pour délivrer la région de la malédiction, il devrait s’emparer de l’escarboucle rouge posée sur la tête de la Vouivre; celle-ci ne l'enlevait que pour se baigner.

Et soudain, il la vit. Son corps aux moirures vertes était enroulé autour du cratère sacré, dans lequel elle déposait son précieux rubis. Elle semblait endormie. Mais soudain, elle s’ébroua, et l’escarboucle se mit à briller, éclairant la voûte noire. Terrifié, il la vit alors déplier son long corps dans un chuintement d’écailles froissées et se fondre dans les eaux sans une éclaboussure. Immédiatement, il remarqua que la lueur rouge demeurait immobile : le précieux rubis était en place dans le vase. Alors, il sut qu’il devait faire très vite : en quelques pas il fut devant le cratère dans lequel il plongea sa main, saisissant le précieux talisman. Puis, très vite, il prononça les paroles magiques.

Alors, déchirant les ténèbres de la caverne, inhumain, retentit un hurlement qui bientôt s’évanouit dans le silence. La Vouivre avait disparu, pour toujours. La malédiction était brisée, ainsi que le vieux sage le lui avait prédit.

Matrona que, beaucoup plus tard, on désignerait sous le nom de Marne, retrouva la gaieté de ses rives, grâce au chant de ses quarante filles, et les marais de la région furent définitivement asséchés. Aujourd’hui, le Val Maubuée n’en garde que quelques lacs et quelques étangs, où l’on peut entendre des rires, des chants joyeux et même des airs d’accordéon au retour des beaux jours…

Irène GAHERY
Club des Poète des Marne la Vallée

La légende du Pont de Vaires

Partager cet article