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Val en poésie
14 janvier 2023

L’éternité de l’eau par Marie Maillot, premier prix

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Félix court vers l’Agence pour l’Emploi Quotidien. Il n’a pas entendu son réveil. Il est neuf heures passées, il sera probablement parmi les derniers. Premiers arrivés, premiers servis. Les postes intéressants sont déjà envolés depuis au moins une heure. Il va finir dans un bureau, derrière un écran, c’est sûr. Félix déteste travailler en intérieur. Il n’aurait vraiment pas dû boire autant hier soir.

Vendeur dans un magasin de vêtement, dans un centre commercial souterrain. C’est vraiment le pire qui pouvait lui tomber dessus. Et aujourd’hui, c’est le premier jour des soldes. Félix ressort de l’agence les épaules au ras du sol. Heureusement, cela prendra fin demain matin, à la nouvelle attribution des postes quotidiens. S’il arrive parmi les premiers à l’agence, il aura une mission intéressante. Ce soir, il ne boira pas, c’est sûr.

Félix arrive devant le magasin auquel il est assigné pour la journée. Le rideau métallique est juste assez levé pour qu’il se glisse dessous. Des cartons sont éparpillés dans tous les rayons, des centaines de cintres attendent d’être accrochées, et l’ouverture est dans quelques minutes. L’écran de son téléphone portable clignote. « Je t’aime ! », lui a envoyé Sonia. Il sourit, et range son téléphone dans son sac. Il jette ses affaires au vestiaire, et saisit un premier carton. Les premiers clients sont collés à la vitre, attendant la sonnerie qui lance la partie.

« Félix ! » Félix se retourne.

  • Damien ! Quel plaisir de te voir ici. La journée sera moins longue.

  • A qui le dis-tu. Quand je pense qu’hier j’étais arbitre de football. Qu’est ce que je me suis amusé ! Et toi ?

  • Hier… Je crois bien que j’étais infirmier. Ou peut-être était-ce avant-hier… Oui, voilà : hier, j’étais éboueur. »

 

Driiiiiing. Le rideau se lève. Damien se fait emporter par une foule dense, Félix ne le voit plus. Il se dépêche de ranger le premier carton, et se retourne pour en saisir un deuxième. Mais la colonne qui était derrière lui est détruite. Tous les cartons sont éventrés, éparpillés au sol. « Enfin, ce pourrait être pire », pense Félix. « Je préfère me faire marcher dessus physiquement par des clients plutôt que moralement par un patron. Ça fait moins mal. »

 

Il fait nuit. Le magasin est fermé, et Félix est enfin libre. Libre et fatigué. Dans sa poche, son téléphone vibre.

« Allô ?

  • C’est Sonia. C’est fini.

  • Mais pourquoi ?

  • C’est comme ça. Tu sais bien qu’ici, tout ne dure qu’une journée. »

Sonia raccroche. « J’aurais dû m’en douter », pense Félix. Il s’assoit sur un banc face à la mer, pleure un peu. Un petit verre lui ferait sûrement du bien. « Heureusement qu’ils ne détruisent pas les bars tous les soirs, pense-t-il, on serait nombreux à se sentir seuls. » Félix se met en route vers son bar habituel. Le comptoir en bois apporte chaleur et convivialité. Les coussins sur les chaises hautes sont moelleux, et la lumière est tamisée. Enfin, Félix se détend. Il commande une Suze tonic. Avec un peu de chance, demain, il sera barman.

 

Cette nuit, Félix a bien dormi. Il n’a pas bu d’alcool hier soir, s’est couché tôt. Ce matin, il est de bonne humeur. Il sera le premier à l’Agence pour l’Emploi Quotidien. Il se dépêche tout de même de prendre son café, ce serait bête d’être comptable à cause d’une gorgée de trop. Il s’habille chaudement, prêt à passer la journée dehors. Il longe la plage d’un pas assuré. Arrivé devant l’Agence, il découvre déjà une centaine de personnes. « Mais comment est-ce possible ? Il est à peine sept heures ! » s’écrie-t-il. La femme en queue de file se retourne. « Il est huit heures monsieur, avez-vous oublié le changement d’heure ? »

 

Félix a le choix entre pompier et plongeur dans le plus grand restaurant de la ville. De l’autre côté de la vitre, la petite dame le fixe d’un air impatient. Conscient des risques liés au feu, il opte pour l’eau.

 

Il regrette rapidement son choix. Il fait chaud et humide, et la montagne de vaisselle semble ne jamais rétrécir. Il sort du restaurant trempé d’un mélange de sueur et d’eau de vaisselle sale. Il fait déjà presque nuit, et Félix voudrait regarder un peu la mer avant de rentrer chez lui. Il s’arrête face à la plage qu’il longe tous les matins, et cherche le banc qui l’avait accueilli le soir de sa peine d’amour. Il est bien au même endroit, mais il ne le voit pas. Il se rabat sur un banc à quelques mètres de là, sous un chêne, et s’endort.

 

« Hep, m’sieur ! » Un homme lui secoue l’épaule. « Faudrait partir, m’sieur ». Il a une masse dans la main droite.

« Mais pourquoi ? demande Félix

- Je dois démolir ce banc, monsieur. Et je voudrais pas vous démolir avec.

- Mais voyons, il est en parfait état ce banc !

- Peut-être, mais vous savez bien qu’ici, tout ne dure qu’une journée. Les objets comme les emplois.

- Ah. »

Félix se lève. Il lui faudra bien rentrer. Mais pour l’instant il regarde l’homme soulever sa masse et l’abattre sur les planches de bois neuves. Dans ce geste répété, Félix voit ses propres jours disparaître sans avoir le temps de rien construire. A quoi bon ?

Félix reste immobile jusqu’à ce que les morceaux du banc soient dans la fourgonnette de l’employé. La fourgonnette démarre, Félix regarde la sciure restée sur le trottoir. Il se sent triste. Il longe la mer, et semble remarquer sa présence pour la première fois. « Quelle chance a-t-elle d’être éternelle ! » pense-t-il.

Le jour se lève. Félix n’est pas rentré chez lui, et marche vers l’Agence pour l’Emploi Quotidien. Lorsqu’il arrive devant, il n’y a personne. L’Agence n’ouvre que dans une heure. Félix s’assied sur les marches du bâtiment. Bientôt, le flot des arrivées devient continu et la file d’attente atteint le bout de la rue.

« Et bien monsieur, vous êtes très matinal ! Vos efforts ont payé, vous êtes le premier. Vous avez le choix parmi tous les postes. Alors ? » Félix reste silencieux. « Monsieur ? » Félix voudrait être apiculteur, garde forestier, élagueur, pourquoi pas circassien, cordiste, facteur. 

« Monsieur ! Il y a du monde derrière vous.

  • Pardon. Je souhaiterais m’occuper de la pose des bancs s’il vous plaît. »

 

Félix est au volant de la camionnette qu’il a vue la veille. A l’arrière, il a de quoi construire un banc éternel. Il se dirige vers la mer, et se gare en face de la digue. Aujourd’hui, c’est la plus grande marée du siècle. Le coefficient est de 120, c’est à dire la valeur maximale. La mer sera totalement basse dans une heure. Cela laisse le temps à Félix d’amener tout le matériel nécessaire au bout de la digue. Il lui faut bien marcher dix minutes. Arrivé, il regarde l’horizon. L’endroit sera parfait.

Lorsqu’il pose le dernier écrou, le banc a déjà les pieds dans l’eau. Félix s’assoit face à la mer, les vagues caressent ses tibias. La vue est grisante.

Félix se lève et remonte la digue, satisfait. L’eau est bien montée, le banc aura bientôt disparu.

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